12.
Kurt émergeait lentement des ténèbres. Quelque part au loin, un gong résonnait intolérablement, bong ! bong ! bong !, de plus en plus proche, de plus en plus fort. Il secoua la tête en gémissant. Une vive lumière frappait ses paupières, mais les ouvrir exigeait un trop grand effort. Il était allongé sur une sorte de couchette ; oui, il le sentait nettement. Mais qu’était donc ce foutu gong ? Il concentra son attention sur le bruit et comprit peu à peu que ça cognait dans son crâne, pas à l’extérieur. Il avait l’impression que sa tête était tout enflée, et chaque battement de son cœur la traversait d’un coup de poignard.
Progressivement, ses sens se remirent à fonctionner. Lorsque son odorat retrouva son acuité, il fronça aussitôt le nez. L’air était plein d’une odeur douceâtre et répugnante, une puanteur de… il dut fouiller un bon moment sa mémoire engourdie pour trouver la réponse : une puanteur de poisson pourri. Après ce premier effort, il retrouva rapidement le fil de la réalité, ou du moins de ses souvenirs. Il flottait au-dessus du sol, dans l’arsenal, et le capitaine avait essayé de le rattraper… ensuite, il avait appuyé sur un bouton… pendant une infinitésimale fraction de seconde, il y avait eu une brutale accélération, suivie d’un bruit assourdissant, sûrement la lucarne… Ensuite, plus rien que les ténèbres, le gong qui résonnait sous son crâne et, pour finir, cette odeur de poisson en décomposition.
« Je suis sûrement en vie, conclut-il. Il est impossible que le Q.G. impérial pue de cette façon ! »
Il entrouvrit prudemment une paupière. L’endroit lui était inconnu. Il ouvrit l’autre œil. Il se trouvait manifestement dans une pièce. Une sorte de chambre, au plafond et aux murs courbes. Lentement, avec d’infinies précautions, il pencha la tête par-dessus le rebord de la couchette. Au-dessous de lui, dans un fauteuil moulant, devant un tableau de commandes, se trouvait un homme à la peau jaunâtre, aux cheveux d’un noir bleuté. Kurt toussota. L’homme leva la tête. Kurt lui posa la question qui s’imposait :
« Où suis-je ?
— Je ne suis pas autorisé à vous donner des renseignements », dit l’homme. Il donnait curieusement l’impression de bredouiller.
« Ça pue, là-dedans ! s’exclama Kurt.
— Ça, on peut le dire, fit le petit homme d’un ton résigné. Moi, j’ai l’habitude, mais pour vous, ça doit être dur. »
Kurt examina la cabine avec intérêt. Il y avait un tas d’appareils vaguement familiers. En fait, ils ressemblaient à ceux qu’il avait étudiés à l’école technique, mais en moins compliqués. Tout à fait comme s’ils avaient été montés par une recrue de huit ans lors de son examen de passage. Kurt fit une nouvelle tentative pour communiquer :
« Pourquoi mettez-vous tout ça dans la même pièce ? Chez nous, nous avons plusieurs ateliers, pour les différentes catégories de machines.
— Pas de commentaire », répondit Ozaki.
Kurt avait l’impression de se heurter à un mur de pierre. Il ne s’avoua pas vaincu pour autant, mais changea de tactique :
« J’abandonne, dit-il en fronçant le nez. Où l’avez-vous caché ?
— Caché quoi ? demanda Ozaki.
— Le poisson.
— Pas de commentaire.
— Pourquoi ? demanda Kurt.
— Parce qu’on ne peut rien y faire. Ça vient du climatiseur. Il est détraqué.
— Qu’est-ce qu’un climatiseur ? demanda Kurt.
— Cette boîte carrée, au-dessus de votre tête. »
Kurt regarda l’objet, puis ferma les yeux et réfléchit.
Cela lui rappelait quelque chose. Soudain, un schéma précis se présenta à son esprit. C’était cela ! Manuel des mécanismes auxiliaires, page 318.
« Incroyable ! s’exclama-t-il.
— Qu’est-ce qui est incroyable ?
— Ça, dit Kurt en montrant le climatiseur. Je ne pensais pas que ça existait vraiment. Je croyais que ça ne se trouvait que dans les livres. Vous avez une trousse à outils catégorie 1 ?
— Bien sûr, répondit Ozaki. Dans le petit renfoncement, à la tête de votre couchette. »
Kurt retira les fixations, prit la trousse sur ses genoux et l’ouvrit. Il choisit un petit tournevis et des pinces à bec allongé.
« Je crois que je vais arranger ça, dit-il négligemment.
— Je vous interdis bien d’y toucher ! hurla Ozaki. Mieux vaut de l’air qui pue le poisson pourri que pas d’air du tout ! » Avant qu’il eût le temps d’intervenir, Kurt avait retiré le couvercle du climatiseur. Il sonda le complexe mécanisme avec son tournevis. L’appareil émettait un léger bruit, une sorte de bourdonnement syncopé. Kurt écouta attentivement, les yeux mi-clos. Soudain, il plongea le tournevis au cœur du labyrinthe mécanique et tourna quelque chose d’un quart de tour. Le bourdonnement cessa.
« Et voilà ! s’exclama-t-il triomphalement. Fini, le poisson ! »
Ozaki se reprit suffisamment pour humer l’air. Il avait tellement perdu l’habitude d’utiliser son odorat qu’il lui fallut une bonne minute pour remarquer le changement.
« On dirait vraiment que l’odeur disparaît ! »
Kurt donna un autre quart de tour ; soudain, une fraîche et délicieuse odeur de pin envahit la cabine. Ozaki la respira à pleins poumons. Son visage reprit sa couleur normale.
« Comment avez-vous fait ?
— Pas de commentaire », laissa finement tomber Kurt.
Ozaki garda le silence. Il était en proie à une violente tempête intérieure. La virtuosité technique de Kurt l’impressionnait plus qu’il ne voulait l’admettre.
« Dites-moi, commença-t-il prudemment, seriez-vous capable de réparer d’autres machines ?
— Je suppose, du moins tant qu’il s’agit de mécanismes aussi simples que ceux-là. » Il désigna ce qui l’entourait. « La plupart sont d’ailleurs mal montés.
— Nous pourrions peut-être conclure un marché, lui proposa Ozaki. Vous réparez des choses, je réponds à vos questions. » Il se hâta d’ajouter : « À certaines d’entre elles, du moins.
— Marché conclu », dit Kurt, qui brûlait d’envie de savoir où il se trouvait. Certains faits lui paraissaient évidents. L’endroit lui était totalement inconnu. Par conséquent, il devait exister de l’autre côté des montagnes une caserne dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Mais comment y était-il arrivé ?
— Parfait, dit Ozaki. Pour commencer, est-ce que vous vous y connaissez en plomberie ?
— C’est quoi, la plomberie ? demanda Kurt avec curiosité.
— Les tuyaux. Ils sont presque tous bouchés. C’est horrible. Ça dure depuis si longtemps que je préfère ne pas y penser.
— Je peux toujours essayer.
— Excellent ! » dit le pilote en le faisant entrer dans un petit réduit aménagé dans la cloison arrière. « Pendant que vous y êtes, jetez aussi un coup d’œil à la douche.
— C’est quoi, la douche ?
— Ce machin recourbé, là-haut. Le thermostat est déglingué.
— Les thermostats, c’est un jeu d’enfant », dit Kurt en refermant la porte derrière lui.
Dix minutes plus tard, il réapparut. « Tout est réparé, annonça-t-il.
— C’est impossible ! » s’exclama Ozaki en le poussant de côté pour entrer dans la cabine. Il se courba et abaissa une petite poignée ; un satisfaisant bruit de cataracte se fit aussitôt entendre. Passant le bras dans le compartiment de la douche, il tourna un bouton vers la gauche ; un jet d’eau froide jaillit du pommeau. Il regarda Kurt avec une admiration non déguisée.
« Si je ne l’avais pas vu de mes propres yeux, je ne l’aurais pas cru ! Vous avez droit à deux réponses. »
Kurt passa la tête dans le réduit et examina de nouveau les appareils. « D’abord, je voudrais bien savoir à quoi tout cela sert. »
Ozaki le lui expliqua brièvement. La stupéfaction de Kurt était sans bornes. Il connaissait parfaitement les divers mécanismes et les principes qui étaient à leur base, mais il ne lui serait jamais venu à l’esprit qu’ils pussent avoir une utilité pratique.
« Si je ne l’avais pas vu, je ne l’aurais pas cru », fit-il songeur. Il en aurait des choses à raconter, en rentrant chez lui. Chez lui ! Cela lui rappela une question bien plus urgente : où donc se trouvait-il ?
« À quelle distance de la garnison sommes-nous ? » demanda-t-il.
Ozaki effectua un rapide calcul mental. « À environ deux secondes-lumière.
— Combien cela fait-il en kilomètres ? »
Ozaki réfléchit de nouveau. « À peu près six cent mille. Je peux demander le chiffre exact à l’ordinateur de bord, si vous le désirez. »
Kurt sentit sa gorge se serrer. C’était impossible. Aucun lieu ne pouvait se trouver à une telle distance !
Même pas le Q.G. impérial ! Il essaya de calculer mentalement combien de jours de marche cela représentait, mais ne tarda pas à perdre le fil. Non, cela ne servait à rien. Il fallait qu’il vît de ses propres yeux où il se trouvait.
« Comment sort-on d’ici ? » demanda-t-il.
Ozaki lui montra du doigt le sas situé à l’arrière de la cabine. « Pourquoi ?
— Je voudrais sortir un moment. Pour m’orienter, en quelque sorte. »
Ozaki le regarda avec incrédulité. « À quel jeu jouez-vous, au juste ? »
Ce fut au tour de Kurt d’être stupéfait. « Je ne joue à rien. Je voudrais simplement savoir où je me trouve, afin de pouvoir retrouver le chemin de la caserne. » Ozaki éclata de rire : « La promenade risque d’être très longue et très froide. » Ozaki actionna la commande relevant l’écran antiradiations des hublots. « Regardez ! »
Kurt se trouva face au néant – un vide d’un noir bleuté, émaillé de quelques points lumineux. Il se sentit soudain terriblement seul, perdu dans une immensité sans bornes. Il n’y avait plus de haut et pas davantage de bas. L’univers se réduisait à cette minuscule pièce, ou cabine, et tout autour, il n’y avait rien. Devant ses yeux, le hublot devint flou, tandis qu’un irrésistible vertige l’emportait. S’il regardait un instant de plus ce terrifiant espace, il allait perdre la raison. Se protégeant les yeux, il regagna en chancelant le milieu de la cabine.
Ozaki rabaissa les écrans. « Ça fait un sacré effet la première fois, hein ? »
Toute sa vie durant, Kurt s’était fié à sa boussole mentale. Où qu’il allât, même à des jours de marche, elle lui indiquait toujours avec fidélité la direction de la garnison. Et maintenant, pour la première fois, l’aiguille s’était affolée, le laissant sans aucun repère. Il se sentait affreusement impuissant. Il fallait absolument qu’il parvienne à s’orienter.
« Dans quelle direction se trouve la caserne ? » demanda-t-il d’un ton suppliant.
Ozaki haussa les épaules. « Quelque part par-là, dit-il avec un geste vague. Je ne connais pas la géographie de la planète d’où vous venez. Je n’ai suivi votre trace que dans l’espace.
— Mais où, exactement ?
— Vous vous sentez d’attaque pour jeter un nouveau coup d’œil ? »
Kurt s’arma de courage et hocha la tête. Ozaki retira l’écran protecteur d’un hublot latéral et lui fit signe de regarder. Là, apparemment immobile dans le vide de l’espace, flottait un grand globe d’un vert grisâtre. Kurt eut une moue dubitative : il n’avait jamais vu cela. Par contre, il reconnut presque immédiatement le satellite suspendu à faible distance du globe. L’angle n’était pas tout à fait le même et les détails étaient d’une netteté nouvelle pour lui, mais sa forme lui était, ô combien, familière. Nuit après nuit, lorsqu’il partait en éclaireur pour les expéditions de chasse, il avait contemplé la sphère d’argent en attendant le sommeil, parfois presque aussi nette que maintenant, parfois voilée de brume ou en partie cachée par les nuages.
Malgré sa répugnance, il fut bien obligé de croire ce qu’il voyait. Très pâle, les mâchoires serrées, il fit de nouveau face à Ozaki. Dans le chaos de son esprit, mille questions brûlantes se bousculaient.
« Où suis-je ? demanda-t-il sur un ton autoritaire. Comment suis-je venu ici ? Qui êtes-vous ? Et d’où venez-vous ?
— Vous vous trouvez dans un vaisseau spatial, répondit Ozaki. Dans un éclaireur biplace. Vous ne tirerez rien de plus de moi tant que vous n’aurez pas effectué d’autres réparations. Commencez donc par ce microprojecteur. Il a grillé juste au moment où l’enquêteur spécial allait révéler qui avait fait sauter la cervelle du haut-commissaire en introduisant une charge de plutonite dans son autorasoir. Je me creuse la cervelle à en devenir dingue, mais je n’arrive pas à trouver le coupable ! »
Docilement, Kurt choisit quelques outils dans la trousse et s’agenouilla devant le petit projecteur.
Trois heures plus tard, ils s’installèrent pour manger. Kurt avait réparé le distributeur ; grâce à lui, Ozaki savourait, pour la première fois depuis de longs jours, un synthé-steak qui avait vraiment un goût de synthé-steak. Au moment où il portait à sa bouche le dernier morceau bien juteux, le vaisseau fit un bond en avant ; la brutale accélération envoya Ozaki et le reste de son repas contre la cloison arrière. La lumière s’éteignit une seconde, puis clignota plusieurs fois avant de se rallumer.
Ozaki se releva en palpant son crâne douloureux, où une énorme bosse commençait à grossir. Son humeur ne s’améliora pas en voyant que Kurt, toujours assis à la table, se coupait calmement une part de tarte.
« Vous auriez dû vous retenir, fit observer Kurt sans lever les yeux de son assiette. Le convertisseur est déphasé. En écoutant attentivement, on peut parfaitement prévoir le moment où il va s’emballer. Mais vous n’entendez peut-être pas très bien ?
— Ne parlez pas la bouche pleine, c’est impoli », rétorqua hargneusement Ozaki.
Quelques heures plus tard, le convertisseur rendit l’âme. Ozaki, qui dormait du sommeil du juste, ne s’en rendit compte que bien plus tard, lorsque Kurt le secoua pour le réveiller.
« Eh ! » Ozaki grogna dans son sommeil et enfonça son visage dans l’oreiller.
« Eh ! » La voix était plus insistante. Le pilote bâilla et se frotta les yeux.
« Toutes les lumières se sont éteintes, c’est grave ? » demanda la voix. Dès qu’il eut pris conscience du message, Ozaki se redressa, comme électrisé. Il ouvrit les yeux, les referma, puis les ouvrit de nouveau. Il n’y avait effectivement plus de lumière, et un silence surnaturel régnait dans le vaisseau.
« Au nom du Protecteur ! » s’exclama-t-il en se précipitant vers le tableau de bord. Il n’y a plus de courant nulle part ! »
Il poussa le starter, mais rien ne se produisit. Le convertisseur était complètement bloqué. Sentant la sueur perler à son front, Ozaki chercha à tâtons la touche permettant de brancher l’éclairage sur les batteries, et appuya. De nouveau, rien.
« Si vous essayez de connecter l’éclairage sur les batteries, ce n’est pas la peine, lui fit observer Kurt.
— Pourquoi ça ? » grogna Ozaki en s’acharnant futilement sur le starter.
« Elles sont mortes, expliqua Kurt. Je les ai complètement vidées.
— Quoi ? » rugit le pilote, qui commençait à être réellement angoissé.
« Elles sont à sec. Voilà ce qui s’est passé. Lorsque le convertisseur s’est arrêté, je me suis aussitôt réveillé. Peu après, le soleil est apparu. Comme il faisait de plus en plus chaud, j’ai branché le système de réfrigération sur les batteries. Tant qu’il y avait du courant, cela maintenait une agréable fraîcheur dans la cabine. Vous comprenez ? »
Ozaki poussa un cri de rage. Lorsqu’il fit glisser l’écran du hublot avant, son cri devint un rugissement. Le soleil du système, un géant rouge, ne se trouvait plus sur leur gauche, à distance respectueuse, mais était devenu une énorme masse incandescente couvrant tout le champ visuel.
« Nous tombons dans le soleil ! hurla-t-il. Nous allons… » Sa voix s’étrangla.
« Il commence à faire plutôt chaud », fit observer Kurt. C’était peu dire. L’aiguille du thermomètre indiquait 43 degrés et continuait à monter.
Ozaki ouvrit brutalement la porte de la réserve et en tira deux batteries de secours. Aussi rapidement que ses doigts tremblants le permettaient, il les raccorda au circuit électrique. La lumière revint. Un instant plus tard, Ozaki brancha le communicateur hyperspatial. L’écran scintilla un moment, puis s’éclaira. Le visage sans expression d’un technocom de troisième classe apparut. « Passez-moi le commander Krogson ! dit Ozaki.
— Désolé, mon brave, répondit l’autre en étouffant un bâillement, mais le commander prend son petit déjeuner. Essayez de rappeler dans une demi-heure ?
— Il s’agit d’une urgence. Passez-le-moi immédiatement !
— Rien à faire, répondit le techno. On ne dérange pas le Vieux quand il déjeune !
— Écoutez-moi bien, espèce de crétin ! hurla Ozaki. Si vous ne me passez pas le commander à l’instant même, je vous fais envoyer dans les mines d’uranium avant que vous ayez compris ce qui vous arrive !
— Et ta sœur ! fit le technicien, nullement impressionné.
— Non, mais mon cousin Takahashi, gronda le pilote. Il est responsable des affectations à la base. »
Le technicien devint blême. « Tout de suite, mon lieutenant. Avec mes excuses, mon lieutenant. »
Son visage disparut de l’écran, et céda aussitôt la place à une vue de la cabine de Krogson.
Le commander prenait effectivement son petit déjeuner. Il avait posé son dentier sur la nappe et mâchonnait une sorte de bouillie.
« Commander Krogson ! » fit Ozaki avec l’énergie du désespoir.
Krogson leva un visage ahuri. S’apercevant que l’écran était allumé, il se hâta d’avaler la bouillie et fourra son dentier dans sa bouche.
« Oui, qui est-ce ? » demanda-t-il d’un ton neutre – ce pouvait être un personnage important, après tout.
« Lieutenant-pilote Ozaki, commander. »
Les yeux de Krogson lancèrent des éclairs. « De quel droit me dérangez-vous pendant mon repas ?
— Toutes mes excuses, commander, mais mon vaisseau est en train de tomber dans un soleil géant.
— Pas de chance », grogna Krogson avant de retourner à sa bouillie et à son verre de lait.
« Commander ! insista le pilote, il faut m’envoyer quelqu’un pour me tirer de là ! Mon convertisseur est mort !
— Pourquoi me déranger ? répondit Krogson avec contrariété. Appelez le Sauvetage spatial, ils sont là pour ça.
— Je vous en supplie, commander Krogson. Le temps qu’ils me donnent la priorité et obtiennent les documents nécessaires, je serai parti en fumée ! La dernière fois que j’ai eu des ennuis, ils ont mis deux semaines pour venir à mon secours. Et il ne me reste que quelques heures !
— Il faut respecter l’ordre hiérarchique, rétorqua Krogson sèchement. Si je fais une exception pour vous, le premier venu s’estimera en droit d’exiger la même chose.
— Commander Krogson ! glapit Ozaki. Nous sommes en train de rôtir vivants !
— Bon, bon, je vais vous envoyer quelqu’un, dit Krogson avec aigreur. Rappelez-moi votre nom ?
— Ozaki, commander. Lieutenant-pilote Ozaki. »
Krogson était sur le point de porter une nouvelle cuillerée de bouillie à sa bouche lorsqu’une pensée vint le frapper comme un coup de poing entre les deux yeux.
« Un instant !… Vous ne seriez pas l’éclaireur qui a repéré la base impériale ?
— C’est moi, en effet, répondit le pilote d’une voix éteinte.
— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ? » rugit Krogson. Appuyant sur la touche de l’intercom, il aboya : « Passez-moi mon second. » Il y eut un moment de silence, puis :
« Commander Krogson ?
— Combien de temps nous faut-il pour atteindre cet éclaireur ?
— Environ six heures, commander.
— Je vous donne trois heures au maximum !
— C’est impossible.
— Ce sera possible, ordonna Krogson d’un ton sans réplique.
— Je ne pense pas que nous tiendrons trois heures », intervint Ozaki, qui était resté en communication. Dans le petit vaisseau, la température atteignait maintenant 46 degrés.
« Sornettes ! » lança Krogson avant de couper la communication.
Ozaki se laissa retomber dans son siège et enfouit son visage dans ses mains. Il eut l’impression qu’un courant d’air froid lui caressait la nuque, mais il ne réagit pas. « À quoi bon prolonger notre misère ! Avec cette surcharge, les batteries ne feront pas plus de cinq minutes.
— Je le savais, dit Kurt allègrement. Par conséquent, pendant que vous bavardiez, j’ai pris la liberté de réparer le convertisseur. » S’épongeant le front, il ajouta : « Les étés sont plutôt chauds par chez vous !
— Vous avez fait quoi ? s’exclama Ozaki en se levant d’un bond. C’est impossible ! Même si vous saviez comment vous y prendre, vous n’auriez pas pu. Il faut une demi-journée rien que pour retirer le blindage protecteur.
— Je n’ai pas eu besoin de l’ôter pour ce simple réglage », expliqua Kurt. Il montra à Ozaki une petite trappe d’inspection d’une dizaine de centimètres de côté. « J’ai travaillé par là.
— C’est impossible, répéta Ozaki. On ne voit même pas l’injecteur par ce trou ; quant à le réparer…
— Peuh ! fit Kurt. Quand on s’y connaît, on n’a pas besoin de voir un petit gadget de ce genre. Vos doigts sentent ce qui cloche et l’arrangent automatiquement. Il ne vous fera plus le coup de s’emballer brutalement. J’en ai profité pour régler le synchronisme du déflecteur de poussée, qui en avait bien besoin. »
Toujours incrédule, Ozaki essaya néanmoins les commandes. Le vaisseau se cabra sous la soudaine poussée et, dans le bourdonnement à peine perceptible du convertisseur, décrivit une courbe harmonieuse pour s’éloigner du géant rouge.
Les deux hommes restèrent un long moment silencieux, plongés dans de confuses spéculations.
« Il était moins une, finit par dire Ozaki. Une petite heure de plus, et… » Il fit claquer ses doigts.
« C’était vraiment grave ? demanda Kurt avec surprise.
— Grave ? Si vous n’aviez pas réparé le convertisseur, nous serions carbonisés, à l’heure qu’il est ! »
Kurt assimila cette nouvelle en silence. Ces créatures supérieures étaient réellement capables de se servir de machines, mais quelque chose clochait. D’une voix teintée d’incrédulité, il demanda : « Si nous étions vraiment en danger, pourquoi n’avez-vous pas réparé le convertisseur, au lieu de perdre votre temps à parler dans cet appareil ? » Ce disant, il montra le communicateur.
Ce fut au tour d’Ozaki d’être stupéfait. « Le réparer… ? Dans toute la base, il n’y a qu’une demi-douzaine de techniciens assez forts en physique nucléaire pour toucher à une unité de propulsion. Dans un cas comme celui-là, on appelle le Sauvetage spatial et on se ronge les sangs en attendant l’arrivée d’un remorqueur. »
Kurt se hissa lourdement sur la couchette, et, fixant le plafond incurvé, se mit à réfléchir. Il en avait bien besoin.
Trois heures plus tard, l’éclaireur, encore en pleine vitesse, suivit le flanc du grand vaisseau amiral et se glissa prestement dans une écoutille. Alors qu’Ozaki contemplait affectueusement son vaisseau enfin remis à neuf, une pensée horrible lui traversa l’esprit.
« Écoutez, dit-il à Kurt d’une voix hésitante, soyez gentil de ne pas mentionner que vous avez tout réparé dans cette vieille caisse. Si cela se sait, on va la donner à un quelconque capitaine, et m’attribuer une épave bonne pour la ferraille.
— Pas de problème, dit Kurt. Comptez sur moi. »
Quelques instants plus tard, un clignotant vert sur le tableau de bord signala que la pression du sas avait atteint le niveau requis.
« Je reviens dans un moment, dit Ozaki. Ne bougez pas. »
Le sas s’ouvrit avec un léger chuintement. Ozaki s’éloigna pour faire son rapport à Krogson. Deux gardes entrèrent aussitôt et, sans un mot, se placèrent de part et d’autre de Kurt.